» IMPACT A MOYEN TERME DES GRANDS HERBIVORES SAUVAGES SUR LE RENOUVELLEMENT DE LA HETRAIE-SAPINIERE DES HAUTES VOSGES » par Patricia Heuzé, Ingénieur de recherche au LBFE (Laboratoire de Biodiversité et Fonctionnement des Ecosystèmes) de l’Université de Metz – 18 décembre 2003 à la SHNM.
Comme beaucoup d’endroits en Europe, la forêt vosgienne a connu de nombreux changements au cours des deux derniers siècles. Premièrement, dès le début du 19ème, la sylviculture a massivement remplacé les espèces locales feuillues par quelques espèces de conifères à croissance rapide via des plantations à grande échelle. D’importantes surfaces de hêtraie-sapinière, la principale formation forestière des Hautes Vosges, ont ainsi été transformées en peuplements artificiels de résineux. Deuxièmement, la gestion de la faune a contribué à l’extinction des grands prédateurs carnivores tel le loup, et plus récemment à l’augmentation très rapide des populations d’ongulés. Une telle évolution a profondément modifié les interactions entre la flore et la faune, notamment entre le sapin et les cervidés. En effet, il semble que le sapin soit actuellement en régression dans les Vosges car fortement consommé par les cerfs et chevreuils en hiver, et remplacé par l’épicéa, espèce nettement moins sollicitée. L’objectif du travail résumé ici était de déterminer si l’épicéa se substitue effectivement au sapin en relation avec l’activité alimentaire des grands herbivores, et de spécifier le rôle d’un certain nombre de facteurs environnementaux impliqués dans les interactions faune-flore. L’étude s’appuie sur la comparaison de trois ensembles de forêts réparties sur 760 km2, se distinguant par l’histoire des populations de cervidés : 1) faible niveau des populations depuis des décennies, 2) populations importantes avec des difficultés de régénération du sapin depuis une quinzaine d’années, 3) populations importantes avec des difficultés de régénération depuis une trentaine d’années. Au total 556 relevés ont été réalisés dans des peuplements comparables du point de vue de l’altitude, l’exposition, la station forestière, la composition du peuplement mature, le degré de fermeture du peuplement, et du traitement sylvicole. Les résultats montrent que le remplacement du sapin par l’épicéa dans les forêts 2) et 3) est une réalité locale, fortement modulée par deux types de mécanismes, l’un s’appuyant directement sur l’intensité de l’abroutissement, l’autre sur des caractéristiques environnementales particulières. Le premier est bien illustré par le rôle de l’exposition du versant. Les semis de sapins exposés sud sont davantage abroutis que sur les autres versants et poussent difficilement au-delà de 30 cm, alors que l’épicéa est particulièrement abondant. Cela reflète l’utilisation hivernale de leur habitat par les cervidés qui recherchent la chaleur du soleil et une nourriture plus accessible car dégagée de la neige. Cette forte fréquentation entraîne la surconsommation du sapin favorisant le développement de l’épicéa. Le second mécanisme s’appuie sur deux caractéristiques environnementales, qui jouent un rôle majeur dans le remplacement ou le maintien du sapin. Premièrement, parmi les relevés o l’abroutissement du sapin est particulièrement fort, ceux réalisés dans des peuplements purs d’épicéas ou mélangés avec du sapin comprennent davantage de jeunes épicéas que dans les peuplements à dominance de sapin. Ici, l’abroutissement est favorable à l’épicéa mais ne peut entraîner le remplacement du sapin que si l’épicéa est présent parmi les arbres adultes. Deuxièmement, le sapin est souvent l’espèce dominante lorsque le sous étage est dense, recouvrant les semis de son feuillage. Dans cette situation très ombragée, l’épicéa est limité par son caractère héliophile, alors que le sapin est capable de pousser. De plus, le sous étage joue un rôle dissuasif vis à vis des ongulés car les sapins sont moins consommés lorsqu’ils sont sous couvert en comparaison à une situation plus dégagée. Dans le but d’accélérer la croissance des semis de sapin et ainsi limiter la période sensible à l’abroutissement (jusqu’à 1m50), les forestiers opèrent souvent par suppression du sous étage et fortes mises en lumière par des coupes volumineuses, dans des peuplements o l’épicéa peut être présent. Ces pratiques ont en réalité l’effet inverse car elles agissent en faveur de l’épicéa. Afin d’obtenir la régénération du sapin dans un contexte d’abroutissement, il est impératif d’arrêter les plantations d’épicéas, de procéder par petites ouvertures répétées de la canopée, et de maintenir ou favoriser le développement d’un sous étage. Ces pratiques sont applicables dans le cadre de la futaie irrégulière, mode de gestion particulièrement adaptée à la hêtraie-sapinière, surtout en présence de grands herbivores. De plus, ce type de gestion présente bien d’autres avantages en termes de stabilité et de robustesse de la forêt, et de conservation de la biodiversité.